"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Le nouvel esprit du capitalisme
La main de la fortune: un monde irrationnel et imprévisible
L’idéalisme subjectif postmoderne et sa fonction ancillaire
Nkolo Foé. Le Post-modernisme et le nouvel esprit du capitalisme sur une philosophie globale d'Empire. Dakar, CODESRIA, 2008, 214 p.
Chapitre 4


Origine : http://www.codesria.org/spip.php?article1298&lang=en

http://www.codesria.org/IMG/pdf/Chap4.pdf

Nous savons déjà en quoi le postmodernisme s’oppose à la causalité historique, qui, rappelons-le, repose sur les trois dimensions du temps que constituent le passé, le présent et l’avenir. Le postmodernisme prétend abolir cette linéarité constitutive de toute histoire et suggérant un appel à la mémoire et à l’utopie.

L’épistémologie historique discerne dans la matérialité du monde et de l’histoire l’existence d’une évolution linéaire du temps fondé sur la causalité. Or, d’un point de vue postmoderne, chaque moment de la temporalité ou de l’historicité est autonome, unique. En aucune façon, il ne peut être relié aux autres moments – eux aussi autonomes et singuliers – par la coordonnée du temps. Contre la causalité historique, le postmodernisme postule la série des hasards, qui font de l’histoire un continuum ininterrompu. Le monde qu’il décrit est un gigantesque chaos soumis aux événements les plus fortuits. Les événements qui se déroulent dans le monde n’entretiennent les uns avec les autres aucun déterminisme. Ainsi donc, rien de ce qui arrive aux hommes n’est déterminé à l’avance, ni par la volonté humaine, ni par les déterminismes sociaux et historiques ni par la planification étatique.

Admettons un possible déterminisme entre deux segments de la temporalité ou encore, entre deux séries de souvenirs. Ceci ne peut relever que du pur hasard, exactement comme dans le principe de l’indéterminisme qui décrit la vie chaotique au sein des atomes.

Notre expérience pratique prouve bien le paradigme statistique, à la base de nombre d’actions humaines. Prenons cet exemple souvent cité. Je lance sur le marché une quantité plus ou moins grande de produits. Dans mon entreprise, il est incontestable que je compte sur une quantité moyenne de clients susceptibles de s’intéresser à mes marchandises, bien qu’en toute logique, je sois incapable de prévoir quel client particulier visitera mes étals et quand il le fera. La plupart de nos actions s’opèrent ainsi, comme au jeu de dés. C’est dire que les phénomènes de la nature comme ceux de la vie elle-même fonctionnent avec une grande marge d’incertitude.

Sans l’idéologie, les lois statistiques auraient conservé leur intérêt épistémologique.
Celle-ci tire des avancées de la science des conclusions qui, dépassant les limites de la méthodologie scientifique, servent d’étais aux théories les plus réactionnaires.
Ainsi, Lyotard prétend que les lois révélées par la « recherche des instabilités » dans la nature s’appliquent aux faits historico-sociaux. Soulignant l’importance de la connaissance incomplète, il invalide non seulement la prévision, mais aussi l’illusion de stabilité, l’enjeu étant le destin des systèmes complexes. L’auteur illustre la faiblesse du totalitarisme par une note de Borgès: « Un empereur veut faire établir une carte parfaitement précise de l’empire. Le résultat est la ruine du pays: la population tout entière consacre toute son énergie à la cartographie » (Lyotard 1979:90-91).

La prétention consistant à contrôler parfaitement le système pour, soi-disant améliorer ses performances, aboutit fatalement au résultat inverse: la baisse de la performativité qu’elle prétend élever. Ainsi donc, les bureaucraties « étouffent les systèmes ou les sous-systèmes qu’elles contrôlent (feedback négatif) » (Lyotard 1979:91).

Voyons avec Hayek comment l’idéalisme subjectif étaie ces vues pour exercer sa fonction ancillaire par rapport au néolibéralisme. Idéologue pré-postmoderne avec Milton Friedman (Barber 1996:241), Hayek incarne au plus haut point l’idéologie néolibérale, tant et si bien que Margaret Thatcher dut recommander la lecture de son oeuvre aux parlementaires britanniques.1 Ses zélateurs prétendent même qu’il sera pour le XXIè siècle ce que Smith fut pour le XVIIIè siècle, Marx pour le XIXè siècle et Keynes pour le XXè siècle. Pourfendeur de la planification socialiste et del’État providence, Hayek s’appuie sur l’empiriocriticisme pour invalider non seulement la connaissance objective de l’univers, mais aussi la possibilité théorique et pratique de la prévision et de la planification socialistes.

La lecture d’Hayek rend plus actuelle encore la remarque de Lénine sur l’idéalisme subjectif. En critiquant ce courant de pensée, ce dernier sut discerner « derrière la scolastique gnoséologique de l’empiriocriticisme, la lutte des partis en philosophie »; il précisait que « le rôle de classe de l’empiriocriticisme se réduit entièrement à servir le fidéisme dans sa lutte contre le matérialisme en général et le matérialisme historique en particulier (Lénine 1979:362). L’oeuvre d’Hayek montre bien que l’idéalisme subjectif est entièrement au service de la réaction bourgeoise. Son objectif est de fournir des preuves scientifiques sur sa conception de l’évolution d’un ordre spontané, les limites de nos efforts pour expliquer les phénomènes complexes de la vie, etc.

Cette théorie a pour fondement les sensations. Celles-ci constituent le point de départ de tous nos témoignages sur le monde extérieur. Les sensations et les complexes de sensations sont les seuls objets de ces témoignages. Il est inutile donc de supposer une réalité inconnue, cachée soi-disant derrière les sensations. Aussi évacue- t-on l’existence des choses en soi. L’idéalisme subjectif voit dans les corps et les objets physiques un complexe de sensations: sensations de couleurs, de sons, de chaleur et de pression. Cette théorie est sceptique à l’égard de la raison et de la connaissance objective. Sa thèse est que si tous les faits individuels dont l’homme désire la connaissance lui étaient immédiatement accessibles, la science ne serait jamais née. L’unique tâche incombant à cette dernière consiste donc à décrire le plus simplement possible les relations entre les éléments. En effet, l’objectif premier assigné à la connaissance scientifique est de maîtriser ces faits grâce au moindre effort de pensée possible. Tel est le principe dit d’économie de la pensée qu’Einstein (cité par Holton 1967:128) réfuta en soulignant que les systèmes de cette nature se contentent d’étudier les relations entre les données de l’expérience; or, si la science est la totalité de ces relations, ce point de vue est faux: l’empiriocriticisme établit un catalogue au lieu de créer un système.

Ces vues remontent à Berkeley lui-même. Celui-ci prétend supprimer le dualisme corps-esprit, physique-psychique, au nom de l’expérience qui, dans l’empirisme et le sensualisme, renvoie à l’activité d’un esprit percevant les complexes de sensations, les idées. L’expérience suggère donc la réduction du monde physique aux sensations, à la conscience du sujet qui perçoit d’une part, et à l’activité même de cette conscience d’autre part. Soyons précis: l’expérience se rapporte à l’activité du sujet qui « crée » le monde « physique » et organise les sensations.

Cette conception s’oppose à celle de la physique moderne. Berkeley nie les principes de base du mécanisme, notamment ceux liés aux lois mathématiques, à la physique, aux concepts d’espace et de temps. Par exemple, l’erreur des mathématiciens est de ne pas juger des perceptions sensibles à l’aide des sens; de même, les prétendues réalités fixes de la géométrie ne constituent que des phénomènes changeants, mêlés aux flux de la conscience. Ainsi, si le temps a vraiment cette mesure fixe que suppose la mécanique, alors, pourquoi apparaît-il plus lent dans la douleur que dans le plaisir ? Chez Berkeley, le temps et l’espace ne sont que des sensations, et ils existent seulement dans l’esprit. Voilà pourquoi ils sont toujours fonction de la conscience qui les perçoit. L’expérience signifie donc l’activité de la conscience aux prises avec les sensations. Aussi l’expérience contredit-elle les notions de causalité et de substance. C’est ainsi qu’elle règle le problème du dualisme esprit-matière, corps- âme, monde objectif-monde subjectif, vérité subjective-vérité objective. Tel est le point de départ de la théorie hayekienne de la connaissance.

Pour l’étayer, Hayek dut se ravitailler dans les tendances subjectivistes de la psychologie moderne. Ainsi, dans la théorie de la perception, point de départ de sa psychologie, il affirme qu’aucune réalité extérieure ne détermine la nature de la perception qu’en a l’individu. Au contraire, enseigne-t-il, la perception est déterminée à l’intérieur même de l’esprit qui perçoit. Une telle conception n’est possible que si l’on doute de l’existence même du monde extérieur ou encore, si l’on dénie aux choses perçues une essence propre, un en-soi.

Hayek ne cache pas sa dette à l’égard de Kant qui lui inspire ses vues sur les cadres a priori de la sensibilité ou encore, sur le caractère inconnaissable de l’en-soi.
En plus, il loue l’esprit libéral de ce dernier, opposé au totalitarisme hégélien. Obligé de choisir entre l’idéalisme objectif et l’idéalisme subjectif, il choisit le parti de Kant.

L’idéalisme subjectif ramène le savoir sur le monde au contenu de la conscience du sujet lui-même, nie l’existence du monde extérieur et, par conséquent, réfute le concept de vérité absolue. La vérité est relative au sujet connaissant. Si la connaissance scientifique du monde est problématique, cela implique que la perception est et sera toujours une interprétation. D’ailleurs, tout ce que l’homme sait du monde extérieur est de la nature des théories ou encore des doctrines. La tâche de l’expérience est donc de changer ces théories, suivant les critères de différenciation, de classement et d’organisation, bref d’adaptation à l’environnement. Car, l’individu s’adapte à son environnement en réagissant à la pression des stimuli extérieurs, en les différenciant, en les classant et en les organisant. C’est ainsi que l’homme crée ce qu’Hayek appelle, un ordre sensoriel (ou encore phénoménal, mental), suivant les processus psychiques les plus inconscients.

Chez Hayek comme chez Rorty, les processus de pensée conceptuelle et abstraite prolongent les processus de perception sensorielle. D’après l’économiste autrichien, cité par Dostaler (2001:30), les opérations « de l’intellect sont également fondées sur des opérations de classification (ou de re-classification) exécutées par le système nerveux central ». Ainsi, la connaissance du monde extérieur – pour autant que le mot connaissance ait encore un sens – se réduit à une simple opération de classification, de différenciation et d’organisation. Dès lors, le but ultime de la connaissance n’est pas la vérité en soi, mais l’ajustement aux sollicitations du monde extérieur. Selon Hayek, les idées abstraites, les perceptions des sens, les images mentales, etc., doivent être vues comme des actes de classification par l’esprit lui-même.
Il écrit:

Non seulement les entités mentales, comme les « conceptions » ou les « idées », qui sont communément reconnues comme des « abstractions », mais tous les phénomènes mentaux, les perceptions de sens et images aussi bien que les concepts les plus abstraits et les « idées », doivent être regardés comme des actes de classification accomplis par le cerveau. Ceci est évidemment une autre manière de dire que nos perceptions ne sont pas des propriétés des objets, mais des moyens par lesquels nous avons (individuellement ou collectivement) appris à grouper ou à classer les stimuli extérieurs. Percevoir, c’est affecter à une catégorie ou à des catégories familières; nous ne pourrions percevoir quelque chose de complètement différent de quelque chose d’autre que nous avons auparavant toujours perçu (Hayek 1953:70-71).

On ne pouvait mieux faire pour discréditer la conscience en tant que raison, pensée.
D’ailleurs, Hayek souligne l’impossibilité pour l’homme de proposer une explication complète de ses propres processus de pensée. L’être humain n’est pas en mesure d’expliquer comment l’esprit conduit les processus de classification des stimuli extérieurs qui le sollicitent. Conséquence: l’homme doit renoncer aussi bien à la connaissance absolue du monde extérieur qu’à celle de ses propres sens et de son esprit. On rejoint ainsi le scepticisme que Hume opposait au « rationalisme métaphysique ».
Hayek oppose cette conscience des limites de la raison aux doctrines qui croient possible une explication totale et unitaire du monde, y compris du cerveau humain et de la société.

Hayek présente la société comme un organisme dont le degré de complexité est plus élevé que celui du cerveau humain. L’esprit ne peut donc donner une explication de sa nature et de son fonctionnement. C’est ce qui, sur le plan économique et social, rend aléatoires aussi bien la planification socialiste que l’ensemble des projets de reconstruction rationnelle des sociétés utopiques: Cité idéale de Platon, société communiste de Marx.

Nous retrouvons ici la théorie de la connaissance incomplète. Celle-ci renvoie à la conscience des limites du savoir humain et à son imperfection essentielle. D’ailleurs, Hayek voit dans la division de la connaissance un problème aussi important que celui de la division du travail (Smith 1776:Liv. 1, chap. 1). La question que se pose Hayek est celle de savoir comment la combinaison des connaissances fragmentées, éparpillées dans différents esprits, peut produire des résultats qui, délibérément menés, auraient nécessité de la part de l’esprit dirigeant des connaissances au-dessus des possibilités d’un seul individu.

L’idée d’Hayek est que la société est un ensemble de consciences subjectives, inaccessibles à la raison et à la science. Dans un tel contexte, la raison ne peut constituer un lien objectif valable entre les hommes, dès lors que la subjectivité de chaque individu interdit d’accéder à ses sentiments, à ses pensées et à ses perceptions, à moins de se mettre carrément à sa place. Hayek réfute la scientificité et l’objectivité du savoir humain que Hegel établit. Phénomène essentiellement subjectif, la connaissance n’est viable que dans la subjectivité des différentes consciences composant la société. Comme conséquence, nul ne peut connaître ni autrui – subjectivité étrangère, autonome et fermée au savoir objectif –, ni la société, vaste ensemble de subjectivités autonomes où les unes sont totalement étrangères parrapport aux autres. À moins d’être un ingénieur ou un planiste, aucun cerveau, si puissant soit-il, ne peut concentrer à aucun moment de la dynamique sociale, l’ensemble des connaissances, des besoins, des désirs dispersés entre des millions de subjectivités autonomes (Hayek 1953:151-157). Cet auteur montre ainsi les limites du rationalisme constructiviste.

Ce concept désigne l’ensemble des théories pointant vers la réalisation d’une société soumise aux lois de la planification rationnelle. Malgré sa prétention à être meilleure, une telle société apparaît à Hayek comme quelque chose d’artificiel et d’illusoire. Radicalisant les vues d’Adam Smith, il voit dans la « société » un produit d’actions humaines non intentionnelles, un processus d’auto-organisation essentiellement inconscient et générant des ordres hautement complexes, dont la particularité est de s’auto-perpétuer sans fin.

C’est dire qu’aucune institution humaine, que ce soit la culture, le droit, la morale, le langage, le marché ou la monnaie, ne constitue le résultat d’une délibération consciente et concertée. L’homme n’a pas été capable de produire de la culture parce qu’il était doué de raison. Sans doute, a-t-il appris le plus souvent à faire ce qu’il fallait, mais sans comprendre pourquoi c’était cela qu’il fallait faire. Il est donc plus avantageux pour lui de suivre la coutume que de chercher à la comprendre (Hayek 1989:187-188).

Voyons maintenant comment Hayek applique cette règle au marché. Grâce à la division du travail, des partenaires anonymes en quantité indéfinie entrent en coopération les uns avec les autres. Les lois régissant ce nouvel ordre social sont essentiellement générales, abstraites et spontanées, comme du reste l’ordre lui-même.2 C’est ainsi qu’il saisit le marché ou plus exactement, la catallaxie, cet ordre engendré par l’ajustement mutuel de différentes économies individuelles sur un marché. Le marché constitue la forme la plus achevée de l’ordre social spontané et même de l’évolution culturelle de l’humanité.

Puisant ses arguments dans la psychologie et la philosophie, Hayek exclut le marché de la sphère de la raison. En cela, il est en phase avec tous les croisés du néolibéralisme actuel. Car cet ordre social spontané n’est jamais le résultat d’une création intentionnelle par une quelconque raison humaine individuelle ou collective.
Processus impersonnel et essentiellement inconscient, le marché apparaît comme un système ouvert, en rééquilibrage permanent. Il autorégule, de façon spontanée, les multiples savoirs individuels indépendants des sujets finis, dont la connaissance subjective résulte des limites mêmes de la raison humaine. Conscient des limites de celle-ci face à un monde où l’ignorance, l’incertitude et le hasard règnent, il reste une seule chose à l’individu: interpréter les différents signaux (les prix) qui lui viennent du marché, et adapter sa conduite en conséquence. C’est ainsi qu’Hayek voit dans le marché, les prix, etc., un processus d’émission de signaux grâce à quoi l’économie s’autorégule. C’est donc la concurrence qui permet une meilleure utilisation de la connaissance des talents humains et des occasions d’apprendre, toutes choses dispersées parmi une multitude de gens, mais inconnues de tous dans leur totalité. Enconséquence, aucune société ni aucun État n’a de compétence en matière d’industrie ni de commerce. En suivant ses penchants naturels et en poursuivant son intérêt propre, l’individu est mieux éclairé sur les buts à atteindre en matière d’investissement qu’aucun homme d’État ou qu’aucun législateur. C’est ainsi que l’idéalisme subjectif remplit sa fonction ancillaire par rapport au marché. Avec cette philosophie, nous comprenons mieux les enjeux idéologiques de l’irrationalisme sous la mondialisation. L’incertitude, l’aléatoire, le hasard et la chance constituent les fondements des économies et des politiques ouvertes. Avec eux, l’on peut désormais renoncer à l’idée que « gouverner, c’est prévoir », la seule conduite sage consistant à: avancer des hypothèses sur l’avenir, pratiquer un essai, examiner les conséquences qui en découlent, corriger les erreurs et tenter un nouvel essai (Brunsvick et Danzin 1998:39).

On n’insiste pas assez sur les errements mystiques de ces doctrines. En postulant la « marge stochastique du progrès », Gilder accrédite l’idée suivant laquelle la chance constitue un facteur essentiel de la fortune. Si le bénéficiaire décroche le gros lot, c’est qu’il « était au bon moment au bon endroit »; chose impossible dans un « système rationnel », où il est « interdit de convertir cette chance en puissance économique effective » (Gilder 1981:276). L’auteur voit dans le risque, le ressort intrinsèque et ultime du capitalisme. Pourtant, seule la chance reste la force la plus éminente pour la conduite de la destinée de ce système, tant pour la vie des entreprises que pour la distribution des richesses. Or, pour lui, il n’y a pas de honte à affirmer le droit d’une classe à accumuler des privilèges pour sa jouissance exclusive; le bénéfice de ces privilèges doit être rapporté aux « processus imprévisibles et irrationnels » qui s’apparentent à une loterie (pp. 276-277).

Invoquer le paradigme stochastique, c’est donc mettre le capitalisme en accord avec « l’ordre sous-jacent et transcendant de l’univers » lui-même (p. 277); c’est, en définitive, le légitimer. Le capitalisme est un produit de l’ordre cosmique, une émanation de dieu, notait ironiquement Marx (1976:544).

Étroitement associé à la chance, il va sans dire que le capitalisme constitue un défi permanent aux « processus rationnels ordonnés ». S’il réussit, c’est parce qu’il constitue le seul système économique et social capable de composer avec les lois les plus mystérieuses de l’univers; s’il triomphe, c’est simplement parce qu’il utilise la chance et la loterie comme supports, s’accordant ainsi avec la réalité de la situation humaine elle-même, dans un « univers fondamentalement incompréhensible », mais « providentiel ». Gilder (1981) pense que les économistes qui s’efforcent de bannir la chance par des méthodes rationnelles de gestion, compromettent en même temps les « seules sources du triomphe humain » (p. 277).

D’après ces vues, reconnaître dans l’extorsion de la plus-value et le surtravail le secret de l’accumulation capitaliste, c’est, incontestablement, nager dans l’erreur.
Disqualifiant les théories qui tentent de rendre compte du capitalisme en tant qu’institution humaine – et donc transitoire –, l’idéologue américain n’hésite pas à prédire la pire des infortunes à l’humanité, si jamais elle venait à renoncer à la chance et à la providence, pour s’engager dans la voie du calcul rationnel et du contrôle de nos destinées. Gilder pense que lorsque l’esprit de l’homme « se confond avec la conscience vivante qui est la substance secrète du cosmos, il atteint de nouvelles vérités, entrevoit de nouvelles idées – des rayons de lumière vers l’avenir – par lesquelles se réalise le progrès intellectuel » (p. 286) de l’humanité.

OEdipe et la bête

Classe postmoderne par excellence, les « manipulateurs de symboles » (Reich 1993) symbolisent les robustes exaltés par James. Ils sont l’âme pensante de la mondialisation dont ils lubrifient les réseaux. Leur horizon est « l’économie haute » (Kurth 1993:12). Cette classe coexiste cependant avec d’autres groupes, prisonniers de l’autochtonie, de la sédentarité et de l’atavisme. Ces travailleurs postindustriels de l’économie de service basse rappellent à Kurth les travailleurs préindustriels dans l’économie de subsistance, leur contribution ne dépassant guère le voisinage immédiat.
L’allégorie de la tortue, du lion et de la gazelle prend ici toute sa signification.
Selon Thomas Friedman, cette allégorie illustre la difficulté de certains groupes à affronter le Monde hyper-rapide de la mondialisation. Il s’agit donc de savoir comment affranchir ces groupes de leur univers périmé pour les projeter dans la nouvelle économie du savoir, exigeante en compétences multiples. Avec les progrès de la mondialisation en effet, nombre « de tâches manuelles répétitives sont assurées par les machines et les emplois restants réclament de plus en plus de compétences, si bien que le nombre des postes intéressants accessibles aux tortues ne cesse de diminuer » (Friedman 1999:291). Friedman interdit le rêve américain aux tortues. Seuls le lion et la gazelle sont préparés à affronter le roc du monde nouveau. Car, « chaque soir, le lion s’endort en sachant que, s’il n’est pas capable, le lendemain, quand le soleil se lèvera, de courir plus vite que la moins rapide des gazelles, il mourra de faim. Et chaque soir, la gazelle s’endort en sachant que, si elle n’est pas capable le lendemain, quand le soleil se lèvera, de courir plus vite que le plus rapide des lions, elle servira de petit déjeuner à quelque fauve » (p. 289).

Comme OEdipe, prototype du héros indo-européen, courageux et avisé, le manipulateur de symboles est celui qui résout les énigmes dans l’univers complexe du néocapitalisme. En comparaison, le travailleur de l’époque historique rappelle le Sphinx, prototype même de l’indigène, dans sa torpeur et sa bêtise. Parlant du sphinx, Hegel écrit: « La tête humaine qui se dégage du corps de la bête représente l’esprit commençant à s’élever hors de l’élément naturel, à s’arracher à lui, à regarder autour de soi plus librement sans toutefois se libérer entièrement de ses entraves » (Hegel 1963:153). Le « travailleur historique » pose au capital des énigmes insolubles.
L’homme colle à son site comme une patelle. Comme la tortue, il peut sortir la tête de sa coquille et regarder autour de lui, plus librement, mais jamais, il ne réussira à s’affranchir complètement des entraves qui le fixent à sa terre. Antithèse du nomade à l’esprit vif ou du héros étranger à la quête de la Toison d’or, l’indigène est la bête.

Formés pour identifier et résoudre les problèmes complexes de la mondialisation, les manipulateurs de symboles viennent des différents secteurs de la science, de la technique, des services, des finances et de la culture. Ils ajoutent « de la valeur à l’économie mondiale grâce à leurs cerveaux et grâce aux systèmes de transport et de communication qui relient ces cerveaux entre eux et avec le reste de la planète » (Reich 1993:10).

Traduisant la réalité du nouveau marché international du travail, cette élite s’est résolument écartée des professions manuelles. En s’emparant victorieusement du monde intelligible, elle est apte à produire des idées et à animer les secteurs les plus dématérialisés de l’économie postmoderne. Jamais auparavant, le cerveau et les idées n’ont occupé autant de place dans la vie des hommes que de nos jours.

La différence entre la culture post-historique et la culture des époques antérieures réside dans la gigantesque accumulation de découvertes accomplies en mathématique, physique quantique, biologie, cybernétique, informatique. Du coup, les matières premières, le travail et le capital cessent de constituer en soi les facteurs économiques déterminants; seule importe désormais la relation optimale entre eux.

Ce monde où tout se traduit par la primauté des ressources incorporelles – y compris le secteur de la politique internationale – séduit les postmodernes (Nye 1990:7). Naguère apanage des pays riches en capitaux, le pouvoir serait passé aux pays « riches en informations ». « La souplesse qui permet d’agir le premier en se servant d’informations nouvelles » serait ainsi la nouvelle « denrée rare » de notre époque (Ibidem). En termes ricardiens, la production des idées et des informations constituerait le nouvel « avantage comparatif des pays riches » (Cohen 1997:60).

Le monde postmoderne a pris la forme d’un « Intellect intégré » (Cheïnine 1982) ou encore d’un « Intellect général » (Negri 2001:112). Ces concepts traduisent les efforts visant non seulement « à créer un système de liaison global à travers des satellites artificiels », mais aussi « à réunir les systèmes régionaux de télévision (Eurovision, Intervision, Nordvision, etc.) en une Mondiovision globale, à mettre sur pied un réseau téléphonique universel, également raccordé à l’ordinateur » (Cheïnine 1982:245-246). L’intellect intégré raconte « Demain », cette ère post-historique où « la Grèce » cessera de désigner un espace géographique déterminé, « mais le réseau grec reliant les Hellènes autour du monde » (Dertouzos 1999:286); « Demain », c’est le royaume céleste sur terre. Car, naguère attributs des êtres divins, l’instantanéité, l’omnivision et l’ubiquité passent au service de l’homme. Comme Mardouk, « il dépasse l’entendement; à peine peut-on le regarder. Quadruple est son regard et quadruple son ouïe. Quadruple en lui croît l’entendement. Et ses yeux pareillement discernent toutes choses » (Garelli et Leibovici 1959:135). Aussi l’action à distance est-elle en son pouvoir, comme téléactivité: télétravail, télévision, télémédecine, téléchirurgie. La téléactivité a profondément bouleversé la notion classique d’activité humaine productive. Le déplacement vers l’immatériel entendu comme monde intelligible (Brunsvick et Danzin 1998:26) a consacré l’abolition de la frontière entre le virtuel, le matériel et l’intelligible. C’est une nouvelle conception de la matière qui se profile ainsi, disposant aux formes les plus scientificisées de la mystique, à l’origine de graves distorsions dans la perception de l’accumulation, en particulier, dans les Périphéries. Pour une meilleure compréhension de cette question, revenons aux catégories de Reich.

Ce qui distingue les manipulateurs de symboles, c’est leur capacité à produire des idées, à simplifier la réalité qu’ils réduisent en images abstraites, réarrangent, testent, communiquent à d’autres spécialistes, et finalement, transforment à nouveau en réalité. Ces manipulations « sont effectuées à l’aide d’outils analytiques affûtés par l’expérience, suivant le modèle des algorithmes mathématiques, des arguments légaux, des astuces financières, des principes scientifiques, des connaissances psychologiques sur la façon de persuader ou de distraire, des systèmes d’induction ou de déduction, et tous les autres ensembles de techniques permettant de venir à bout de difficultés conceptuelles (Reich 1990:163). Reich montre que certaines de ces manipulations instruisent sur les techniques pour un meilleur déploiement des ressources ou de transfert des actifs financiers; d’autres encore apprennent l’économie du temps et de l’énergie; d’autres enfin facilitent la création des « merveilles technologiques, des arguments légaux nouveaux, de nouveaux stratagèmes publicitaires, pour convaincre les consommateurs que certaines distractions sont devenues des nécessités vitales » (ibidem). Il y a ensuite un type particulier de production des symboles touchant à la culture, à la morale et à la philosophie. Cette production concerne les sons, les images, les mots et sert « à divertir ceux qui en reçoivent le produit ou à les faire réfléchir plus profondément à leurs vies ou à la condition humaine » (p. 164).

Citons enfin les manipulations ayant trait aux activités parasitaires de prédation et de pure filouterie. Elles impliquent des individus habiles à soutirer « de l’argent à des gens trop lents ou trop naïfs pour se protéger par des contre-manipulations » (pp. 163-164).

A l’époque historique, jongler avec des mots, des sons, des spectres et des symboles (pour susciter des réalités nouvelles) relevait de la magie pure. Or, l’on s’étonne qu’en Afrique, l’argent soit parfois vu « comme quelque chose de magique, de mystérieux, sans rapport avec le travail et l’effort » (Hibou 1997:157). Il existe en effet « une propension à transformer les paroles et les mots en argent » (ibidem), intelligible par l’économie des “vilains tours” et la stratégie ludique (p. 152). Certes, dans des pays sous ajustement structurel, des pans entiers de l’économie fonctionnent d’après le « registre du jeu et de la ruse ».

Cette économie parasitaire ôte toute intelligibilité à l’accumulation. Béatrice Hibou souligne justement l’imprévisibilité de ce processus. Mais convenons avec Reich que le statut, l’influence ou le revenu d’un manipulateur de symboles n’ont souvent aucun rapport avec la possession d’un diplôme,3 d’un rang ou d’un titre formel; son activité peut même sembler mystérieuse aux « professionnels » habitués à la routine de l’« économie de production ». Effectivement, le contenu de l’emploi postmoderne est difficile à expliquer, car, le travail symbolique « implique des processus de pensée et de communication, plutôt que des réalisations concrètes, tangibles » (Reich 1990:167). L’irrationnel qui envahit le champ économique contemporain, notamment dans les périphéries capitalistes, trouve ici l’une de ses origines.

L’irrationnel tente d’expliquer, à sa manière, le destin exceptionnel d’individus que rien ne prédisposait à la fortune, ni l’héritage, ni la compétence. Le mythe du serpent magique, dispensateur d’argent, est bien connu en Afrique; les mythes néo- traditionnels du vaudou également. Précisément, la feymanie « évoque la capacité à faire fortune par la sorcellerie et par l’intelligence diabolique, à entrer dans des peaux différentes, à disparaître » (Hibou 1997:155). Feymanie vient de l’anglais fey qui désigne un individu doué de seconde vue ou encore un être condamné à mourir. Par extension, il définit un feu follet, un lutin. Tel est le feyman. Or, étant familier, et au regard du côté héroïco-ludique de ses exploits, ce démon suscite dans l’opinion des sentiments mêlés: une douce crainte – le fey est un authentique forban – que tempèrent fortement une réelle admiration et un brin de sympathie – après tout, le fey n’est qu’un sac à malice. Le lutin suscite rarement l’épouvante: c’est un joueur. Aussi son côté espiègle et malicieux le rend-il sympathique aux yeux du peuple dont il est issu.
Avec l’espièglerie des chevaliers d’industrie, l’accumulation/prédation perd son côté grave, sérieux: c’est un jeu d’adresse, opposant des acteurs en compétition sur le terrain de l’économie et de la finance.

On aurait tort de relier l’économie symbolique et de la ruse à l’expérience historique et anthropologique de l’Afrique. La vérité en revanche est que la ruse des feymen restera inintelligible aussi longtemps qu’on ne reliera pas leurs activités à la manipulation des symboles, à l’habileté de certains esprits particulièrement vifs et rusés, pour soutirer « de l’argent à des gens trop lents ou trop naïfs pour se protéger par des contre-manipulations ». Rappelons que parallèlement à la mondialisation, il s’est construit un « espace mondialisé de la corruption et du trafic » (Chesneaux1993:10), à l’ombre de ces « États-fantômes, sur-efficaces et proprement capitalistes que sont la mafia, le consortium de la drogue sur tous les continents » (Derrida 1993:137). Le néocapitalisme libéralise le mouvement des capitaux et dématérialise les transactions financières; mais il lui faut un lubrifiant, sous la forme de « sanctuaires du crime », de paradis fiscaux échappant à la législation internationale.4 C’est ainsi que Donatien Koagné5 et Richard Ngassa – alias Garas6 – lubrifient l’économie mondialisée. Manipulateurs de symboles, ils maîtrisent les réseaux mondiaux de circulation d’argent, de drogue, d’armes, de sexe. Le monde est leur village. L’Arabie saoudite ou le Yémen et la France constituant des quartiers de ce village global. Le feyman est un sophiste. Car, le chevalier d’industrie doit posséder non seulement une certaine forme d’intelligence lui permettant d’ourdir des coups qui réussiront d’autant mieux qu’ils seront originaux, mais aussi et surtout un aspect extérieur inspirant la confiance et un don de persuasion – on serait tenté de dire le charme qu’il n’est pas donné à quiconque d’acquérir. Le feyman peut vous faire prendre des vessies pour des lanternes, vous faire acheter une bouteille d’urine à des millions de francs CFA.
Son acte consiste à faire usage de faux noms ou de fausses qualités, en recourant aux manoeuvres frauduleuses pour persuader la proie de l’existence de fausses entreprises, d’un pouvoir ou d’un crédit imaginaire ou pour faire naître l’espérance d’un succès (Nguemo 2001:8).

Selon Ngassa, que cite Nguemo (2001:8), « le feyman est noble. Il ne tue pas. Il ne vole pas. Il n’agresse pas. Il ne tord pas le cou. Je suis noble. Je te compose [= je te mystifie] et tu prends toi-même ton argent pour me donner ». Ce n’est donc que par ignorance qu’on « prête aux feymen des pouvoirs dits surnaturels »; la vérité est que « c’est la bouche qui est notre magie. C’est le langage. Il faut savoir parler, savoir convaincre, sinon tu n’es pas feyman. C’est la bouche » (ibidem).

L’intelligence vive et la ruse assurent au manipulateur de symboles une incontestable supériorité sur l’homme ordinaire. Car, « le summum de la finesse pour le feyman est de trouver une combinaison malhonnête qui ne tombe pas sous le coup de la loi, ou en tout cas, pour laquelle les enquêteurs mettent si longtemps à réunir les éléments de preuve que le malfaiteur aura eu le temps de s’envoler et de disparaître » (ibidem). C’est ainsi qu’on prête aux manipulateurs de symboles des dons surnaturels.

Doués du don d’ubiquité, ils sont protéiformes.

Notre intérêt pour cette catégorie de manipulateurs de symboles, qui clôt la typologie de Reich (1990), s’explique par le fait que, contrairement au reste du monde, l’Afrique sous ajustement s’est aussi reliée à la mondialisation par le biais des « États fantômes ». La mafia est la seule activité lucrative qui reste quand l’Etat et l’économie se sont effondrés.

Mais la mobilité sociale dont cette « classe » est porteuse reste illusoire; la règle dans l’univers de la mondialisation étant la ségrégation économique et sociale. Et, c’est le refus de société avec le peuple qui distingue le manipulateur de symboles.
Comme le Surhomme nietzschéen, il veut réaliser un profond schisme dans le cosmos, avec d’un côté, le paradis brutal et joyeux des « robustes » et de l’autre, l’enfer froid des « délicats », hostiles à la mobilité et à flexibilité. Univers viril, la mondialisation n’accepte que des « robustes ». Or, le manipulateur de symboles ne cultive pas l’appartenance à une nation particulière. Citoyen du monde, la firme oecuménique façonne son identité. Ceci lui impose une double sécession, économico-sociale et politico-culturelle.

Du fait de la compétitivité de la main-d’oeuvre, une faible fraction de la nation (scientifiques, ingénieurs, sociologues, avocats…) rejoint aisément les réseaux mondiaux, « leurs contributions à l’économie mondiale étant valorisées sur les marchés internationaux » (Reich 1990:159). Le reste (ouvriers, employés de commerce, infirmiers, hôtesses de l’air, femmes de ménage…), échoue, car, sa contribution est jugée médiocre (p. 161). Le compromis national visant à intégrer de larges fractions de la société à l’establishment, révèle une fois encore ses limites, après son caractère discriminatoire à l’égard des femmes et des Noirs.

Le manipulateur de symboles se distingue par les risques pris pour affronter la mobilité et la flexibilité. Mobile lui-même, le monde postmoderne est exposé aux restructurations, aux délocalisations, à l’errance des capitaux, à la flexibilité de la main-d’oeuvre. L’univers de la mondialisation ressemble ainsi aux « idées » aériennes, qui avaient la particularité de n’appartenir à personne. D’origine divine, elles se plaisaient au contact des humains. Ainsi, selon leur bon plaisir, soit, elles flottaient et dansaient librement dans l’air tels des oiseaux, soit, elles se laissaient lentement glisser sur terre... Parfois, à peine posée, la pensée s’envolait et allait, légère, prendre abri temporaire chez quelque autre habitant (Perrot, Rist et Sabelli 1992:7).

Comme Protée, les multinationales et les capitaux se métamorphosent à volonté, le don d’ubiquité faisant partie de leur essence intime. Avec de tels volatiles, il est compréhensible que toute décision relevant de la sphère économique ou financièreéchappe, en tout ou partie, au contrôle « pesant » des États-nations.

Le capital postmoderne est condamné au risque et à l’aventure. Cette errance sans fin précarise tout ce qu’il touche: l’homme et ses activités, la nation et sonidentité, l’État et ses institutions, la culture et sa substance. Aussi, au nom de la flexibilité, le travailleur doit-il migrer en permanence, passer d’un statut à un autre; au nom de l’adaptation, il n’est plus l’homme d’un seul métier. Dans ses vagabondages, le capital exige une main-d’oeuvre errante. Aussi stigmatise-t-il les sédentaires et les nativistes (nationalistes), accusés de passéisme. Il faut donc arracher ces patelles à leur site, et, par le nomadisme, les rendre flexibles.

L’idéologie dominante voit dans la mobilité et la flexibilité un facteur de libération, ce qui explique leur célébration dans la rhétorique postmoderne. Le postmodernisme est incapable d’appréhender les méfaits de cette mobilité, synonyme de précarité. C’est seulement dans le contexte de la mondialisation qu’on a pu apprécier les bienfaits de la sédentarité et de la tradition. Accusées d’entraver la circulation du capital et la flexibilité, celles-ci ont pu ainsi révéler tout leur potentiel libérateur.

Les nomades symbolistes et la petite élite bohème qui voient leurs revenus croître sont les principaux bénéficiaires d’une flexibilité trop coûteuse pour les patelles, dont les revenus décroissent à vue d’oeil. C’est donc dans le contexte de la mondialisation que les hommes doivent s’habituer à l’idée qu’ils ne sont pas tous dans le même bateau; qu’ils « ne progresseront ni ne régresseront plus tous, ensemble » – comme si leurs destins étaient inexorablement liés (Reich 1990:159); ils doivent accepter l’idée que la fraction privilégiée de la société est résolue à rompre les liens politiques et légaux la soudant à ses congénères encombrants. D’où l’idée de « l’autre Amérique » (Rifkin 2006:242-243), récemment révélée par l’ouragan Katrina (août 2005).
Nietzsche lui-même ne recommandait-il pas au Surhomme les chemins de la solitude et de l’isolement ? Il fallait se débarrasser du « reste », les « plus nombreux », les « gens communs », les « superflus », « ceux qui sont de trop » (Nietzsche 1950:169).
Comme au début du siècle passé, la vague actuelle de réhabilitation de ce philosophe indique clairement la direction dans laquelle s’engage le capitalisme. Que l’on évoque le « mirage de la justice sociale » (Hayek 1989) ou que l’on se plaigne du coût exorbitant du social, nous sommes sûrs d’une chose: le capitalisme a fait son choix, qui consiste à supprimer les pauvres et les inégaux plutôt que de supprimer la pauvreté.

Notes

1 « Je suis une grande admiratrice du Professeur Hayek. Il serait bien que les honorables membres de cette chambre lisent certains de ses livres... » (Thatcher, citée par Dostaler (2001:24).

2 C’est ici que les vues d’Hayek rencontrent celles de Popper qui écrit: « Le technologue ou l’ingénieur opportuniste reconnaît qu’une minorité seulement d’institutions sociales est consciemment élaborée, alors qu’une grande majorité a “poussé”, comme résultats non prémédités des actions humaines » (Popper 1956:68). La note (3) qui accompagne cette affirmation ne manque pas d’intérêt, puisqu’elle renvoie explicitement au darwinisme lui-même, que Popper considère avec quelque sympathie, semble-t-il (p. 161).

3 D’après Reich, la possession d’un diplôme ne garantit pas forcément les capacités innovatrices des manipulateurs de symboles; il peut même constituer un obstacle majeur pour l’innovation, la maîtrise des anciens domaines de connaissances rassemblées « dans des volumes poussiéreux », ou codifiées « par des règles ou des formules précises » étant le point faible de l’ancienne économie de production (pp. 166-167).

4 Christian de Brie, dans « Descente aux enfers des paradis fiscaux » (Le Monde diplomatique, N°553 avril 2000:8) s’étonne, face à cette situation surréaliste, en ces termes: « En mesure d’imposer des plans d’ajustement draconiens à des dizaines de pays passés sous le joug du Fond monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, de placer, des annéesdurant, des États sous embargo (Irak, Iran, Libye, Cuba), de négocier en permanence des abandons de souveraineté, les grandes puissances et la « communauté internationale » seraient incapables de contraindre une poignée de pseudo-États confettis, souvent restés sous protectorat, à se conformer à un ensemble de normes communes... Au nom du respect de leur souveraineté et de l’indépendance nationale! Si prompte à s’immiscer dans tous les secteurs d’activité, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ainsi que l’Union européenne trouveraient dans le démantèlement de ces sanctuaires du crime, une tâche à la hauteur de leurs immenses prétentions à supprimer toutes les discriminations et à imposer partout la “transparence” ».
Escroc international camerounais, protégé par les services secrets de certains États occidentaux et africains. Il serait actuellement détenu dans un pays du Golfe arabo-persique.
Koagné Donatien est considéré comme l’un des parrains de la feymanie camerounaise.
6 Non sans forfanterie, ce parfait forban se présente lui-même comme le patron de la feymanie au Cameroun. Dans sa biographie, il signale ses liens avec certains milieux du pouvoir, notamment ceux de la police. Garas aurait été ainsi “couvert” par Jean Fochivé, le redoutable patron de la police au Cameroun pendant près de quarante ans. Accusé de liens avec la pègre, Jean Fochivé est mort au milieu des années 1990, dans des circonstances jamais élucidées.

Nkolo Foé. Le Post-modernisme et le nouvel esprit du capitalisme sur une philosophie globale d'Empire. Dakar, CODESRIA, 2008, 214 p.

http://www.codesria.org/spip.php?article1298&lang=en

http://www.codesria.org/IMG/pdf/Chap4.pdf